mercredi 19 novembre 2025

NOTE — voir ses parents vieillir

Ce lundi 17 novembre 2025, j’ai regardé le documentaire La procuration de Sérine Lortat-Jacob. Ça a fait remonter à la surface un questionnement personnel à l’égard de mes parents, datant de cet instant où j’ai pris conscience qu'ils vieillissaient et qu’un jour ils mourront.

Que se passera-t-il ces prochaines années, de prévisible, d’imprévisible ?
Mes parents garderont-il leur indépendance jusqu’à leur dernier souffle ?
Seront-ils touchés par une maladie grave : Parkinson, Alzheimer, cancer inguérissable ?
Quel bousculement du quotidien ? De la relation ?
Quels renversements ?

Quel lien entretenir à présent ?
Que vivre encore, avec eux ? De neuf ?
Que répéter pour ne jamais oublier, ne rien perdre de toutes ces années de vie commune sous le même toit, sous un toit différent ?

Quels bouleversements au moment de l’ultime séparation ?
Quelle fragilité de l’identité ?
Et cette rupture de transmission : les rituels, les tics, les mots, les souvenirs, les désaccords… De n’être pas mère.
Et alors, que transmettre ? À qui ?

lundi 13 octobre 2025

TEXTE D'ATELIER D'ÉCRITURE — corps fragiles

La main porte la chute.
La pluie déjà loin sous le bitume, les feuilles mortes déjà en décomposition, les non-dits d’un mur en destruction, ce qu’on laisse derrière soi de l’heure du petit-déjeuner en famille, l’urgence toujours, l’inexactitude de la nuit.
Elle interrompt.
Interroge.

Le pied porte la naissance.
L’orchidée en train d’éclore, la rosée, le malaise d’un rêve, la bagarre sur la place du marché, le pas qui ne sera plus, ce qui fera l’histoire un jour pour toujours et combien de victimes dedans.
Il donne la permission.
Râcle les fonds.

La bouche porte ce qui erre dans l’entre-deux.
L’horizon, ce qu’il y a de fragile dans une amitié vieille de dix ans déjà, les veillées d’une solitude vieille de dix ans déjà elle aussi, l’odeur de l’herbe tondue, ce qu’il reste du brouhaha d’une manifestation une fois la ville vidée de la foule, ce qui s’échappe de l’enfance des fenêtres ouvertes.
Ça résiste.
À l’approche d’une forme de délire.

Texte écrit dans le cadre des ateliers d'écriture de François Bon.

mardi 23 septembre 2025

POÈME

Ils iront
Fracas d’os
Faire don de leur cahier d’écolier
À la mer

Elle s’habillera de l’encre rouge
De leur mémoire
Avant de s’incliner
Un dernier au revoir
Dans le silence de la pleine lune

mercredi 16 avril 2025

TEXTE D'ATELIER D'ÉCRITURE — la mer, le vent, lent

La gamine souffla sur les yeux du cheval de bois, fort et maladroite comme on souffle sur les bougies d’un gâteau d’anniversaire pour la première fois. Elle voulait faire grand vent, elle voulait voir la mer s’agiter grande dans les yeux du cheval et retomber, comme quand on agite une boule avec de la fausse neige dedans, la voir retomber lente sur le faux paysage.

Elle voulait voir la mer retomber lente sur son enfance.

La mer lente comme son petit corps qui entre dans le sommeil, aller aller, le lent balancement du hamac sous l’érable, les genoux relâchés, les mains pleines d’ombres, les chasser, les rattraper, aller aller, le lent balancement des paupières, et non loin, le panier avec les premières cerises de l’année, les petites voitures en file indienne le long du grillage, un papillon sur l’épaule de la chemise mouillée du père qui pend sur la corde à linge.

La mer petite comme les fourmis le long du mur de la remise, grimper, grimper encore. Petite comme les pâquerettes, souffler, souffler fort dessus, que reste-t-il des dernières heures de l’hiver ? Petite comme ses pieds, même à la hâte, ils ne vont jamais loin. Mais où va la mer ?

Elle voulait voir le vent tomber dans la mer.

Le vent lent comme la rouille à recouvrir le vélo de la mère. Lent comme attendre son tour au marché, aller aller, les barquettes de framboises, la menthe poivrée, le poulet rôti au four, lente l’odeur à remplir les narines. Lent comme reconstituer la mémoire quand les odeurs disparaissent, se mélangent à la rouille des lents souvenirs.

Le vent petit comme son petit corps qui pousse pour se mettre à hauteur de fenêtre et voir les gamins jouer au football sur la place, et voir le bouleau faire à nouveau peau, chair, et voir encore tourner le manège de chevaux de bois. Aller aller, pousser pousser, à la hâte, tu deviendras femme, alors à la hâte, ton corps, le temps, les souvenirs feront brouillard.

Elle voulait secouer la mer, secouer le vent, encore un peu. Aller aller. Elle savait qu’il serait bientôt temps de passer à autre chose. Comme quand la mer se fait ruisseau. Comme quand le vent se fait brise du soir. Grandir.

Texte écrit dans le cadre des ateliers d'écriture de François Bon.

vendredi 11 avril 2025

TEXTE D'ATELIER D'ÉCRITURE — quelque part dans la nuit

Mouches agitées, une seule s’éloigne, attirée par la lumière du lampadaire qui s’allume. Le lampadaire éclaire le rétroviseur d’une vieille camionnette blanche. Dans le rétroviseur, le reflet de l’hiver trébuche sur le pétale d’une pâquerette. La friterie rouvrira bientôt, on célébrera les premiers rayons de soleil à la bière de table, sel sur les doigts. La pâquerette ne portera dans son petit corps ni les mondanités de la solitude ni l’insolence des longues pluies. Sur la place, le manège de chevaux de bois s’est arrêté de tourner. Le vent essuie les yeux des bêtes. Essuie les corps lourds de ce qu’il reste du bruit de la journée : le marché, les klaxons, les cloches de l’église. Aux fenêtres des maisons, derrière un rideau mal tiré ou un simple vitrage, on recouvre de la vaisselle de papier journal, on malaxe de la terre glaise, on plie du linge, on épluche des poireaux, on tape au marteau sur un clou, on arrose une plante verte, on déplie une carte routière, on caresse une joue. Et dans la maison en briques rouges, fin du tango argentin et dernier feu de bois. La gamine recouvre une de ses peluches sans têtes d’une poignée de sable ramassé sur une plage de Bray-Dunes l’été dernier. Elle dit que la mer viendra la chercher cette nuit, qu’il lui faudra faire un vœu.

Texte écrit dans le cadre des ateliers d'écriture de François Bon.

vendredi 14 mars 2025

TEXTE D'ATELIER D'ÉCRITURE — à cet instant

Elle précède mon cri dans son habit qui n’appartient ni au jour ni à la nuit. Elle devient femme à cet instant où sa peau, n’en pouvant plus, fait barrage au silence. À cet instant où ses mains, fatiguées de porter toujours le même paysage, balayent l’immobilité. Le vent vire au nord. La bruine recouvre le manège de chevaux de bois qui tourne à vide. Et pas si loin derrière, on entend qu’on broie des carrosseries de voitures. Elle bombe son torse à cet instant où les gamins désertent le banc en bois vert foncé, en face de la poste. À cet instant où dans le millième de seconde avant que deux pare-chocs s’entrechoquent : mouches agitées, le seul lampadaire de la rue encore éteint s’allume, et deux pas plus loin une friterie fermée l’hiver. À cet instant où dans ce même millième de seconde avant qu’un cendrier en porcelaine se fracasse sur le sol de la petite maison en briques rouges isolée entre un bouleau et un atelier de couture : tango argentin, peluches sans têtes, sans trop savoir si quelqu’un y a déjà habité plus d’un an. Elle claque des talons, yeux de vilaine, à cet instant où le bitume raconte des histoires : deux ou trois nids-de-poule à force d’y faire passer des marchands ambulants – pâtisseries marocaines, café vietnamien, et même du matériel de pêche, tout y passe, tout ferme ici alors ça attire – débordement de la grille d’égout à la moindre averse, et quelques cartons avec des objets à donner le long des maisons – poupées, pelotes de laine, percolateur à réparer… C’est une habitude ici, on donne, on ne jette pas. À cet instant où la bille continue de rouler d’une cour à une autre, saisissant des bribes d’intimité des habitants, de l’arrêt de bus où un seul bus s’arrête à la salle des fêtes. Elle roule toujours, personne ne la ramasse, jamais, il ne faut surtout pas. À cet instant où la vie et la mort batifolent dans une impasse, non loin de la maison communale. La nuit tombe, elle cesse de remuer tout son bleu, donnant au cri la permission d’enfin s’abrutir dans sa propre gueule.

Texte écrit dans le cadre des ateliers d'écriture de François Bon.

dimanche 16 février 2025

TEXTE D'ATELIER D'ÉCRITURE — éphémère

1. J’ouvre la porte. Une bulle de savon éclate. Le reflet de ta vieille peau éclate aussi. Aussi éclatent le vase avec les fleurs des champs les coutures de tes robes à carreaux et nos bronches et nos marches à traverser midi à traverser hier fou à courir vide à faire courir nos fantômes.

2. J’ouvre la porte. Le sifflement d’une bouilloire percute ton chagrin. Et ton chagrin percute les assiettes sales les fenêtres sales le lavabo sale. Que crèvent les amants du mardi gras ! Ton chagrin devient loup aveugle balles perdues bouche nylon. Que crèvent les amants du mardi gras ! Il mutile reins et prières sagittaires et pirates mauvaise foi et petites pluies. Où sont les amants du mardi gras ?

3. J’ouvre la porte. Un briquet chute. Cogne plancher. Et la flamme cogne tiroirs rocking chair nappe du dimanche cassette de chants grégoriens bracelets brésiliens masques italiens tissus africains attrape-rêves barquettes à la fraise. Et racle joues racle foie. S’enfuir, cogner court, s’enfuir encore. Il n’y aura plus de buée sur les fenêtres au petit matin.

Textes écrits dans le cadre des ateliers d'écriture de François Bon.

jeudi 4 juillet 2024

PHOTOGRAPHIE

TEXTE D'ATELIER D'ÉCRITURE — fallait pas

1. Elle tient le bouquet de mimosa d’une main et court dans toutes les pièces de la maison. Fallait pas. Vite, un vase. Vite, la mémoire se réveille. Vite, elle se revoit gamine, son père qui tirait la gueule en rentrant du boulot. Vite, la mère fatiguée d’avoir toujours le mauvais rôle, punir et tant vouloir aimer. Vite, en bas du toboggan, première entorse, première fois grandir. Vite, l’odeur de la saucisse, jamais sans la ratatouille carottes pommes de terre. Vite, le dimanche après-midi, Maigret à la télé, quand dehors gris lourd de l’automne, retenir les larmes. Vite, les matins d’école, Corn Flakes lait demi-écrémé, générique météo TF1, un rayon de soleil pour colmater l’angoisse de l’algèbre. Et lentement, cueillir le mimosa, toujours, apaisait la gamine.

2. La gamine, coupe à la garçonne et badge de pirate sur son débardeur orange, tenait son premier billet dans la main. Elle pensait petite voiture de police, avec les sirènes, plus tard elle arrêterait les méchants. Elle pensait bonbons au citron, ça pique, mais pas comme les méduses l’été dernier. Elle pensait poster d’un bateau sur la mer, devant son lit, pour la nuit faire des rêves d’aventure, la bateau qui tanguerait, un requin passerait par au-dessus, et de son petit corps elle le rendrait à la mer sous les applaudissements d’une foule qui sortirait de nulle part. La mère, fallait pas, et si tu voyais son bulletin ! Elle lui arracha le billet, yeux ronds, hein madame ! Alors, la gamine chercha dans les yeux de sa grand-mère comment s’endurcir de toujours se faire confisquer son enfance.

Textes écrits dans le cadre des ateliers d'écriture de François Bon

lundi 24 juin 2024

TEXTE D'ATELIER D'ÉCRITURE — pépin

J’ai mordu dans le pépin. Le pépin est arrivé là, dans ma bouche, surpris lui aussi je pense. Il a peut-être mordu ma bouche. Le pépin a peut-être mordu ma bouche et d’autres bouches que la mienne avant la mienne. Je n’étais pas en train de manger une pomme vous savez. Je la regardais, c’est tout. Je salivais peut-être en la regardant, ça oui. Je salivais et le pépin est tombé dans ma bouche. Je l’ai rattrapé de justesse par les dents, par la salive et j’ai cherché où le ranger. Peut-être sous ma langue, peut-être côté joues. Je ne sais plus. Mais je pense surtout que c’est le pépin qui a attrapé ma bouche et l’a retournée. Peut-être qu’il m’a retournée toute entière. Et j’ai regardé, c’est tout. Enfin, j’ai regardé un instant, mais après je me suis rattrapée à ma bouche et je l’ai remise à l’endroit. J’ai repris le contrôle sur le pépin. Je voulais l’expulser de ma bouche. Je l’ai calé entre mes dents, j’ai pris une grande inspiration, il me restait à pousser l’air et à desserrer mes dents. Mais j’ai arrêté, je pense. Et même si je n’ai pas réussi à expulser le pépin, je l’ai vu tomber. Ça oui. Et figurez-vous, je l’ai rattrapé parce que j’avais peur qu’il tombe. J’avais peur qu’il tombe hors de ma main. Et si je l’avais avalé, j’aurais eu peur qu’il tombe hors de mes intestins. C’est possible vous savez. Ou alors il se serait perdu dans mes intestins. Ça aurait été pire parce que je n’aurais plus eu aucun contrôle. Il se serait perdu et j’aurais perdu ma bouche, mes intestins, mon corps. Il ne resterait plus rien. Vous savez, s’il ne restait plus rien, ni le pépin, ni le corps, il ne serait plus possible de perdre le contrôle et de le reprendre de justesse par la salive, les mots, l’esclandre. Il ne serait plus possible de l’expulser hors de sa main.

Texte écrit dans le cadre des ateliers d'écriture de François Bon.